Les conspirateurs du silence

J’ai découvert le livre de Marilyn Maeso, Les conspirateurs du silence, au moment où je terminais l’écriture de mon manuel d’autodéfense contre les trolls. Juste à temps pour l’ajouter à la bibliographie mais trop tard pour en parler dans mon livre alors qu’il fait écho à bien des points qui y sont abordés.

Marilyn Maeso est professeure de philo et essayiste et elle fréquente assidûment Twitter depuis août 2016. Elle n’y est pas dans une posture d’observatrice discrète, non elle y interagit vraiment ! Elle est de ceux et celles qui ne lâchent pas, refusent de se taire et répondent, avec ténacité et persévérance, à leurs détracteurs avant d’être parfois contraints, de guerre lasse, d’en venir au blocage.

Le titre de son ouvrage vient de Camus qui parle de « conspiration du silence » dans un texte de 1948, Le siècle de la peur, où il exprime qu’il est devenu impossible d’émettre une critique contre son propre camp (on est en pleine guerre froide), parce que ce serait faire le jeu de l’autre camp. La conspiration du silence c’est s’entendre pour mettre une chape de plomb, pour maintenir le silence mais sans s’être mis explicitement d’accord pour le faire.

Chacun de nous est un conspirateur du silence, qui contribue à l’atmosphère générale sur Twitter où la polémique empêche le débat. Nos réactions et nos émotions sont inspirées par l’atmosphère de polémique que l’on y respire, elle nous transforme. On devient plus réactif, moins patient, plus sur la défensive…

Les nombreuses citations de Camus qui émaillent l’ouvrage sont étonnantes car on a vraiment l’impression qu’il écrit à propos de ce qui se passe sur les réseaux sociaux, en voici un exemple :

« Il n’y a pas de vie sans dialogue. Et sur la plus grande partie du monde, le dialogue est remplacé aujourd’hui par la polémique. Le XX ème siècle est le siècle de la polémique et de l’insulte. Elle tient, entre les nations et les individus, et au niveau même des disciplines autrefois désintéressées, la place que tenait traditionnellement le dialogue réfléchi. Des milliers de voix, jour et nuit, poursuivant chacune de son côté un tumultueux monologue, déversent sur les peuples un torrent de paroles mystificatrices, attaques, défenses, exaltations.
Mais quel est le mécanisme de la polémique ? Elle consiste à considérer l’adversaire en ennemi, à le simplifier par conséquent et à refuser de le voir.
Celui que j’insulte, je ne connais plus la couleur de son regard, ni s’il lui arrive de sourire et de quelle manière.
« 

Albert Camus, in op. cit., t. III, p. 490-491.

Ce livre est à lire absolument par toute personne présente sur les réseaux sociaux et s’interrogeant sur ce qui s’y joue… On y touche du doigt les mécanismes par lesquels la violence des propos polémiques et la loi du buzz mènent inexorablement vers la « convergence des « chut » » qui est le titre de l’introduction…

Verbatim :

« Et je ne compte plus les gens merveilleux que j’y ai rencontrés, et qu’il a fallu se résoudre à voir disparaître, parce qu’ils ne supportaient plus l’ambiance oppressante qui y règne trop souvent et ont estimé que cela n’en valait plus la peine. »

« Et si je refuse de céder aux facilités de l’exagération, je ne peux pas non plus nier que ce réseau, pour des raisons que je tente de comprendre depuis que je m’y suis aventurée, a le pouvoir de changer les individus, de faire ressortir, pour ainsi dire, le pire en chacun de nous. »

« En un mot, si je n’ai pu renoncer, malgré la lassitude et les désagréments, à Twitter, c’est parce que j’ai l’intime conviction que s’y joue une tragi-comédie perpétuelle dont on ne peut rompre le mécanisme infernal qu’en acceptant d’y prendre part pour en révéler les coulisses. »

« Admettre que l’adversaire puisse soulever des objections pertinentes à notre encontre en dépit de tout ce qui nous oppose par ailleurs, que l’on puisse gagner à accueillir les opinions discordantes comme une richesse et une manière de renforcer nos propres convictions en leur faisant passer l’épreuve de l’altérité est inconcevable pour qui vit le débat comme une guerre de position où accepter la remise en cause, c’est montrer ses faiblesses à l’ennemi, et s’offrir à ses obus. »

« Dans cette atmosphère de guerre froide et de manichéisme blindé, si on ne choisit pas son camp, c’est lui qui nous choisit : la nuance et le singulier n’ont pas droit de cité. »

« Ce discours, qui confine à ce que Camus appelait la « violence confortable » et confond volontairement la critique ciblée de certaines dérives des réseaux sociaux avec une haine aveugle, globale et viscérale envers ces derniers, légitime, fût-ce involontairement, des pratiques nocives ou dangereuses (montages de tweets visant à déformer les propos de quelqu’un pour lui nuire, diffamation, harcèlement, menaces, etc.) qui ne sont pourtant ni typiques du « peuple » ni l’incarnation, je crois, de ce que la démocratie a de meilleur à offrir. »

« Pour un certain nombre d’utilisateurs de ce réseau, l’anonymat fait office de substitut de courage permettant de dire et faire à l’autre des choses qu’on serait bien incapable de lui infliger en face. Il agit à la manière d’un exutoire à frustration, et d’un catalyseur de haine. L’une des pratiques favorites des trolls consiste ainsi à insulter l’interlocuteur de façon répétitive dans l’espoir qu’il se mette à insulter en retour. Cette tactique de la culpabilité par compromission est une manière, pour celui qui insulte, de légitimer sa propre action en amenant les autres à l’imiter, à s’abaisser à son niveau. Il croit par là redorer son blason en révélant que nous ne valons pas mieux que lui, que nous sommes tous des trolls, et que la violence et le mépris sont, au fond, la règle sur ce réseau. »

« Sur Twitter, l’autre devient, sous l’œil sans regard d’une bande d’anonymes scélérats, une abstraction que l’on peut torturer en silence et sans éclaboussures, l’esprit léger. Il faut bien que les lâches aient, eux aussi, leur fight club. »

« Twitter mérite à mes yeux, malgré tout, le titre d’agora virtuelle, c’est parce qu’on y fait des rencontres fabuleuses. Parce qu’il sert d’écrin à des discussions passionnantes, qui débouchent, parfois, sur de véritables amitiés qui finissent par prendre chair autour d’un verre. J’ai moi-même eu la chance de découvrir, grâce à ce réseau, des individus aux parcours divers, des personnes intelligentes, attachantes, qu’il fait bon retrouver en ligne jour après jour, le temps de quelques tweets. »

« Twitter contribue, en donnant à tous la possibilité de s’exprimer, à rendre visible par la force des témoignages multipliés des problèmes structurels que certains préféreraient ignorer, et à manifester ainsi la nécessité et l’urgence d’y apporter des solutions adéquates. Il autorise également une mise en commun et un partage des expériences et des savoirs, grâce au travail remarquable d’un certain nombre d’internautes qui utilisent leur compte pour diffuser leur expertise et en faire profiter le plus grand nombre, dans un format interactif qui autorise un système de questions/réponses particulièrement opérant et fécond. »

« Au royaume du dogmatisme essentialisant, toute parole dissonante, tout désaccord sont considérés comme un cheval de Troie visant à phagocyter la vérité dont on est convaincu d’être le détenteur. Et je ne cesse d’être fascinée par l’ironie que manifestent ces étiqueteurs qui, sans craindre la contradiction, essentialisent autrui tout en lui reprochant de les essentialiser. Un peu comme si la peste en personne venait donner des leçons de prophylaxie. »

« Car il suffit parfois d’utiliser tel ou tel mot, d’être pris en photo en compagnie de telle ou telle personne, pour enclencher un mouvement implacable d’anamnèse par lequel on ira fouiller dans le passé d’un individu pour y chercher des signes précurseurs, d’autres propos, d’autres données que l’on pourra agréger au caractère que l’on a décidé de lui attribuer. La polysémie du jugement prend ici tout son sens : là où règne l’essentialisation idéologique émerge nécessairement un univers du procès. »

« Le procès d’intention n’est pas l’exception qui confirme la règle du droit commun, mais bien une modalité du jugement qui séduit par la facilité et la sécurité qu’elle incarne. Aussi savoureux qu’un repas qu’on entame par le dessert, un procès qui commence par le verdict est une garantie de satiété permanente. Pourquoi risquer de laisser le doute s’insinuer quand on peut se reposer sur ses certitudes comme sur les lauriers éternels d’une guerre toujours gagnée d’avance ? »

« Je suis lasse de ce petit manège bien huilé, où chacun s’époumone en attendant que l’air se raréfie suffisamment pour pouvoir accuser les autres d’avoir tenté de l’asphyxier – est-ce donc un hasard si « on ne peut plus rien dire ! » semble être devenu le mot d’ordre de ceux qu’on entend le plus ? À trop conspirer, on oublie de respirer, et on troque la parole réfléchie, pondérée, maîtrisée, pour une rafale d’invectives et de lamentations aussi néfastes et insensées que des balles perdues. Face aux généraux qui vous somment de prendre parti séance tenante sous peine de vous voir catalogués de force, j’ose revendiquer le droit de me taire quand j’estime n’avoir rien d’intéressant à dire, d’écouter les gens qui en savent plus que moi, de me moquer éperdument de la réputation – élogieuse ou infamante – que l’on pourra me faire, et de débattre avec tous ceux qui sont disposés à jouer le jeu. À une époque de manichéisme universel, se vouer à la nuance est un acte révolutionnaire. »

Lien vers l’ouvrage de Marylin Maeso