Ceux dont on ne doit pas dire le nom…
Ces derniers temps, à plusieurs reprises, on m’a clairement signifié que j’avais tort de parler… des trolls !
Si je comprends bien, parler d’eux c’est prendre le risque d’être accusée de les alimenter, de les provoquer… donc il faudrait juste les ignorer, faire comme s’ils n’existaient pas, mais eux peuvent tout à fait nous agresser à loisir, nous insulter et même nous harceler.
Je ne vois pas en quoi parler d’eux, de ce qu’ils font, de ce qu’ils sont et de comment leur faire face, serait insupportable et illégitime ! Il y a dans l’air l’idée qu’il ne faudrait pas se plaindre après s’ils nous embêtent, nous l’aurions « bien cherché » après tout, puisque nous avons osé parler d’eux…
Je pense que certaines des personnes qui disent cela mélangent “ne pas parler aux trolls”, le fameux “don’t feed the trolls” (qui par ailleurs se discute) et ne pas parler DES trolls.
D’autres semblent surtout ne pas vouloir de problèmes car certains de leurs lecteurs en ligne pourraient se sentir visés et donc se fâcher, ou se vexer. Ils ne veulent surtout pas stigmatiser les trolls ! OK, mais alors faudrait-il aussi ménager de la même façon tous ceux ayant des comportements agressifs et violents ?!
L’un deux m’a dit “Je les trouve drôles” comme s’il voulait que je le rassure en lui confirmant qu’au fond tout cela n’est qu’un jeu… Les trolls peuvent effectivement avoir de l’humour et on peut les trouver drôles jusqu’à ce qu’on soit leur cible et là, ce n’est plus forcément drôle en fait !
Ne pas vouloir nommer cache quoi ? de la peur ? de la complaisance ? la volonté d’ignorer, ou de feindre d’ignorer, un phénomène ?
Je pense qu’il y a surtout la crainte de provoquer, ou peut-être une sorte de peur irrationnelle relevant de la superstition : il ne faut pas fâcher les dieux !!!!! C’est comme dans Harry Potter où ne pas nommer Voldemort, “celui dont on ne dit pas le nom”, conjure le sort qu’il pourrait nous jeter.
Or, nommer, tenter de définir c’est affronter, regarder en face, accepter que cela nous concerne aussi, au moins un peu… et se permettre d’analyser, de dédramatiser, de démythifier !
Parler de quelque chose qui concerne des gens – ici les tendances trollesques – ce n’est pas forcément les stigmatiser, on n’est pas responsable de ceux qui se sentiront visés, on peut parler de comportements problématiques sans juger les personnes. En effet, le troll est un rôle, une facette de la personne, un costume qu’il enfile pour sévir sur la toile mais pas une personne dans son entière complexité.
Et puis, quand on y pense, ménager les trolls est-ce vraiment aider les personnes engluées dans cette posture ?
Et les victimes ? Qui les soutient ? Que ressentent-elles quand on est plus préoccupé du risque de froisser leurs agresseurs que de les considérer ?
J’avais quasiment fini de rédiger ce billet au brouillon, quand j’ai reçu un mail me demandant de modifier une proposition d’intervention à propos des trolls pour une manifestation pédago-numérique. La demande était de modifier le titre de mon intervention pour qu’il ne contienne plus le terme “trolls”, terme que je pouvais par ailleurs conserver dans la désignation des différentes activités que je proposais.
La demande en elle-même ne m’a pas choquée ni même surprise, j’aurais pu envisager d’y accéder mais voici comment elle a été justifiée :
« En effet, nous estimons que cela peut être stigmatisant (dans le domaine qui nous concerne, certains enseignants sur la toile peuvent en effet avoir des attitudes réfractaires et parfois passéistes envers ce qui relève du numérique avec des attaques ad hominem souvent déplacées, mais ont sincèrement à cœur la réussite de leurs élèves.* Il nous semble donc délicat d’utiliser ce qualificatif qui les mettra immanquablement sur la défensive). En effet, [cet événement] se veut un lieu inclusif et ouvert où chacun peut exprimer un point de vue, même en désaccord avec ce qui est proposé. »
On retrouve parfaitement ici le souci de ne pas vexer les trolls avec un mot désobligeant, alors qu’eux-même se livrent à “des attaques ad hominem souvent déplacées”. Je suppose que la personne qui m’a demandé cela ignore le niveau de violence qui peut se manifester sur les réseaux, de plus, les trolls détestent ces événements « pédago-numériques » et ne souhaitent certainement pas s’y sentir “inclus”. Dans ces conditions de totale incompréhension des enjeux et du sens de ma proposition d’intervention, j’ai jugé préférable de la retirer purement et simplement.
S’il nous est interdit de parler des trolls et de ce qu’ils font, alors ils remportent une victoire car on ne peut combattre ce qui n’est pas nommé et défini, cela reste à jamais flou, vague, angoissant et insaisissable…
Notre silence sur leurs agissements assure aussi leur impunité, pensons-y !
C’est pour toutes ces raisons que j’ai décidé d’écrire un livre sur le sujet : le manuel d’auto-défense #DompterLesTrolls
Photo by Kristina Flour on Unsplash
*C’est moi qui ai choisi de mettre cette partie en gras