Mes fidèles compagnons les trolls, par Luc Cédelle
Luc Cédelle est journaliste, depuis longtemps spécialiste et passionné des questions d’éducation. Très présent sur Twitter, il échange régulièrement avec des trolls et semble avoir développé pour eux une certaine affection.
Sur les trolls, j’ai un point de vue probablement original : je les aime. Evidemment, comme ils sont généralement détestables, je ne les aime que « quelque part ». C’est une affection très partielle. Mais elle suffit à me les rendre globalement supportables. D’ailleurs, je ne les bloque même pas. Sur Twitter, je n’ai jusqu’à présent bloqué, à mon souvenir, que deux ou trois cas extrêmes, pour ne pas subir des propos orduriers ou carrément nazis. Sinon, les trolls, je les supporte tous. Même ceux avec lesquels j’ai beaucoup, comme on dit, « clashé ». Parfois, à la longue, on en vient même – j’écris « on » car le constat est valable des deux côtés – à relativiser ces algarades numériques. L’actuelle confusion idéologique générale, avec quinze gauches et douze droites qui n’ont plus rien en commun, fait que je me suis, sur certains sujets non éducatifs, découvert du même bord que certains de mes trolls les plus virulents. Et réciproquement.
Résultat : on ne peut même plus se haïr tout à fait… Et la fidélité fait le reste. Car le troll est fidèle. C’en est même touchant. Bien sûr, il construit son personnage en vous attaquant sans relâche. Vous êtes le miroir, ou l’un des miroirs, dans lequel son narcissisme s’investit. Mais l’inverse, avouons-le, a aussi une part de réalité. Au plus profond de la déprime, de l’échec ou de la solitude, il restera toujours dans les replis de l’Internet, de petits personnages magiques qui ne vous oublient pas et pour qui vous comptez. Vos trolls. Il font partie de votre aura. Ils épaississent votre trajectoire numérique et contribuent à vous rendre – relativement, certes, et dans un tout petit milieu, et de manière très éphémère – important.
La frontière, d’ailleurs, entre troll et contradicteur est assez floue. Je ne dis pas que les deux catégories se confondent, juste que la démarcation entre l’une et et l’autre n’est pas une ligne mais une zone aux contours mal définis. Le contradicteur odieux, stupide, agressif et de mauvaise foi – dont l’Education nationale détient un des meilleurs gisements au monde – est une espèce courante qui peut, le cas échéant, se trolliser. Néanmoins, c’est le plus souvent momentané. Je ne goûte guère les empoignades sur Twitter entre militants d’organisations syndicales rivales car, quelles qu’en soit les causes, bonnes ou mauvaises, elles risquent de dégénérer en passant en version trollesque, où chacun est le troll de l’autre. En revanche, je soutiens une intolérance totale envers les propos diffamatoires ou orduriers – ce qui signifie plus que dire des gros mots – et les faux comptes, même parodiques, qui me semblent, à l’ère des fake news, participer d’un jeu malsain. Même si c’est difficile, je suis partisan de maintenir la distinction entre un simple contradicteur, fût-il énervé et exaspérant, et un vrai troll. Ce dernier est odieux, stupide, agressif et de mauvaise foi à temps plein et sans jamais faiblir. Sa marque de fabrique est le procédé déloyal et le caractère lancinant de ses attaques.
A propos de temps plein, je suis assez fasciné, justement, par l’un de mes trolls familiers qui se distingue des autres en ceci qu’il est devenu mon permanent, mon attitré, mon ange gardien en quelque sorte. Entre le moment où je lâche un tweet et sa réaction, il ne s’écoule parfois que quelques secondes. A croire qu’il a mis au point une notification « push » spéciale pour être averti quand j’envoie un gazouillis. Dans l’écrasante majorité des cas, sa réaction (évidemment réactionnaire) est navrante et ne fait qu’illustrer ce qui est au fondement même de la trollitude : l’hostilité obsessionnelle et bornée. Souvent, le troll – celui-là comme les autres, même si c’est dans ce cas précis un peu plus que les autres – révèle sa profonde ignorance du sujet sur lequel il s’exprime, alors même qu’il est convaincu d’administrer la preuve cinglante de son érudition et de sa légitimité. En général, le troll en milieu éducatif est animé de la conviction absolue que son état d’enseignant authentique, vrai représentant du vrai terrain, est en lui-même un argument définitif. Qu’un autre enseignant authentique puisse, sur le même sujet, être d’un avis différent, voire diamétralement opposé, est un aspect de la réalité qui dépasse ses capacités cognitives. Que cet autre enseignant, à l’opinion inverse, ne soit pas une pure anomalie, un cas isolé aux motivations suspectes, mais qu’il puisse être représentatif d’une tendance, éventuellement d’une forte minorité parmi les vrais professionnels du vrai terrain, lui semble tellement aberrant qu’il ne peut pas l’intégrer aux briques de sa pensée.
Car le troll vit hors du doute. Le doute, pour le troll, est un gaz toxique. Quiconque est perçu par lui comme un objectif attaquable doit être continuellement attaqué. Et le troll est un détecteur vivant, incroyablement perfectionné, d’objectifs attaquables. Il est, par sa subtilité en la matière, la preuve incarnée que l’intelligence artificielle ne parviendra jamais à se substituer au talent humain. Ainsi, il sait mieux que vous-même ce que vous pensez. Il se fait même une spécialité de rendre publiques – donc vilipendées par ses confrères trolls ou ses suiveurs opportunistes –, des pensées que vous ignoriez avoir pensées. De ce point de vue, le troll vous dédouble. A partir de quelques éléments publics fragiles, il vous construit un avatar dont vous ne pourrez plus vous débarrasser tout à fait. En fait, le troll est Dieu, tout simplement. Il dispose, pour assurer ses suprapouvoirs, de toute une batterie de techniques, qu’il maîtrise jusqu’à en faire une utilisation réflexe. Les variantes en sont infinies mais la matrice est inchangée. Elle consiste à vous faire dire ce que vous n’avez pas dit, par exemple en faisant mine d’y « répondre », puis à s’insurger contre ce propos inventé, puis à prendre le monde entier à témoin de son caractère scandaleux. Cela peut – rarement –, s’arrêter au bout de cinq minutes, ou bien durer trois semaines, ou bien ne jamais cesser, ou encore revenir de temps en temps pour une nouvelle séquence. Car le troll est d’une opiniâtreté qui force l’admiration.
L’idée, érigée en principe, qu’il ne faut pas « nourrir le troll » en lui répliquant n’est pas satisfaisante. Je dirais surtout qu’elle est incomplète et qu’il faut savoir doser l’effort. Souvent ne pas réagir, parfois répondre mais s’arrêter à temps, puis laisser filer. En revanche, moucher un troll de temps à autre est possible et représente un exercice d’hygiène intellectuelle épuisant mais gratifiant. D’autre part, la proximité, qui se traduit parfois en superposition, entre le trollisme et la diffamation implique une obligation de réponse : il y a des choses que l’on ne peut pas laisser passer car « qui ne dit mot consent ». C’est la pire des situations, car il faut alors ferrailler sans sortir de ses gonds, puisque le troll n’attend que cela. L’exercice est difficile car la tentation du doigt d’honneur existe. Mais c’est une situation qui découle naturellement de toute présence sur les réseaux sociaux. On y est ou on n’y est pas. Et si on y est, il faut assumer que c’est un espace public d’expression où son personnage public peut prendre des coups et devoir y répondre. Twitter, de ce point de vue (je parle du Twitter des militants et des journalistes, pas de celui des MDR, PTDR et FDP à perte de vue) c’est la dimension politique de chaque personne. C’est le choix d’entrer dans l’arène, celle où l’on va rencontrer tous les « méchants ». Les trolls en sont une variété. On dit qu’ils ne sont qu’une poignée, une frange, qu’il ne faut pas être impressionné par leur aigreur compulsive, que leur activisme numérique ne doit pas faire illusion, etc. Je n’en crois rien. Le plus important à comprendre, à mon sens, est qu’ils sont représentatifs. Que cela plaise ou non. Représentatif ne veut pas dire majoritaire, mais appartenant à un courant d’opinion.
Pour l’un qui prend la peine de s’exprimer sur la Toile, il y en a cent ou mille, ou dans certains cas dix-mille, qui pensent exactement la même chose. Les trolls sont à la fois des révélateurs de tendances et des agents d’influence. Ils existaient bien avant les réseaux sociaux, avant même la généralisation d’Internet mais on ne les voyait pas car ils étaient encore à l’état de potentialité. Ils n’avaient pas le formidable canal d’expression qu’ils ont aujourd’hui. Les trolls tiennent des propos, font passer des messages qui sont répercutés et repris à leur compte par des gens qui ne sont pas des trolls. Au moment où j’écris ces lignes, je suis aux prises avec certains trolls réguliers (et certains contradicteurs non-trolls) au sujet du bobard lancé par Souâd Ayada, la présidente du Conseil supérieur des programmes, accusant son prédécesseur d’avoir défendu le concept crétin de « grammaire négociée ». C’est clairement un exemple où l’on voit que le trollisme, par les messages qu’il répand, peut accéder à une influence politique. Dans cette lamentable affaire, les trolls ne sont pas seuls en cause, ni dans l’apparition, ni dans la relance de ce bobard. Mais ils ont joué un rôle certain pour l’accréditer, jurant partout, sur la foi de leur état de vrais professeurs du vrai terrain, que la routine des réunions de formation en français consistait effectivement à défendre la « grammaire négociable » et le renoncement à apprendre aux élèves les règles du français. Les trolls émettent des signaux. Et les signaux sont importants. Il faut donc, bon gré mal gré, aimer les signaux et – au moins « quelque part » ! – ceux qui les émettent.
Retrouvez ce témoignage (page 110) et d’autres dans le manuel d’auto-défense #DompterLesTrolls